Gazette de l'infectiologie: Comment la politique impacte-t-elle les épidémies ?
Vendredi 06 Juin 2025
Comment la politique impacte-t-elle les épidémies ?
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Les épidémies ont rythmé l'histoire de l'humanité. De la peste au choléra, en passant par le VIH et le Covid-19, les questions sanitaires s'entremêlent systématiquement aux questions politiques. Comment les orientations et décisions d'un état, d'une région ou d'une organisation impactent-elles l'émergence et la propagation des épidémies ? Exemples choisis avec nos trois spécialistes.
Haïti et le choléra : une origine inavouable
Renaud Piarroux, professeur à Sorbonne Université et médecin à l'AP-HP, fût missionné en Haïti lors de la fulgurante épidémie de choléra en 2010. « Le premier jour, il y avait déjà plus de 100 morts, alors qu'il n'y en avait aucun la veille. Le démarrage de cette épidémie était absolument anormal. Il fallait donc une quantité de vibrions cholériques [les bactéries responsables du choléra] déversée phénoménale », se souvient le spécialiste des épidémies. Le reste du récit, retracé dans son livre « Choléra. Haïti 2010-2018 : histoire d'un désastre » (CNRS Éditions, 2019), fait froid dans le dos. Sur place, le médecin et ses collègues trouvent rapidement le point de départ du choléra : un camp militaire de la MINUSTAH, la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti. L'ONU, responsable d'une telle épidémie ? Impossible à entendre. Commencent alors de grandes manoeuvres politiques et scientifiques pour détourner les soupçons de la prestigieuse organisation. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) est dépêchée sur place. « Ils vont insister sur le fait que ce n'est de la faute de personne : mauvais accès à l'eau, mauvais accès à la santé... Donc finalement, ils dédouanent l'ONU et se gardent bien de dire que cela vient de ses soldats », ajoute Renaud Piarroux. D'autre part, des scientifiques américains défendent bec et ongles l'hypothèse d'une cause environnementale de l'épidémie.Or, la vérité se révèlera bien différente : des Casques bleus venaient du Népal alors en proie au choléra. Une fois en Haïti, les fosses septiques du camp servirent de bouillon de culture. Déversés dans la rivière la plus proche, les vibrions cholériques contaminèrent ensuite le fleuve en aval et, simultanément, des dizaines de milliers de personnes vivant sur ses rives. En 2016, sous la pression, l'ONU finira par reconnaître partiellement sa responsabilité. « La conséquence concrète de cette tergiversation politique est de ne pas avoir freiné l'épidémie à temps. En niant les choses, on ne prend pas les mesures avec la même ampleur, on perd des chances. Pour Haïti, pendant six ans, on n'arrivait pas à financer la lutte contre le choléra. Puisque c'était venu de l'environnement, on ne voyait pas l'intérêt de le faire », ajoute le professeur à Sorbonne Université. Des milliers de morts auraient pu être évitées. Cette guerre des récits est un classique dans l'histoire, comme Renaud Piarroux le raconte dans un autre ouvrage : « Sapiens et les microbes. Les épidémies d'autrefois. Des origines à 1918 » (CNRS Éditions, 2025). « C'est politique, les épidémies. Dès que quelque chose choque, on se retrouve face à des récits différents, avec comme objectif de se dédouaner, quitte à invoquer la fatalité ou à accuser l'autre », conclut-il.
Les migrants, des coupables idéaux
« L'autre », ce coupable idéal, est souvent un étranger, de préférence sans-papiers. Une idée reçue que déconstruit Nicolas Vignier, professeur des universités et infectiologue à l'Hôpital Avicenne de Bobigny : « les personnes migrantes sont peu impliquées dans l'émergence des maladies infectieuses, car les déplacements de ces populations se font sur des temps longs, dépassant le temps d'incubation des maladies. Quand elles tombent malades, c'est le plus souvent dans les pays frontaliers de leur pays d'origine. Ce sont plutôt les voyageurs internationaux, ceux qui prennent l'avion, qui importent les maladies émergentes depuis les zones tropicales ». Ce fût le cas pour le choléra en Haïti en 2010, mais aussi pour le Covid-19 en 2020 et le Mpox en 2022.Si les personnes migrantes ne sont pas responsables des maladies infectieuses, elles en sont les premières victimes, comme toute population n'ayant pas accès à des conditions de vie décentes. Le Pr Vignier alerte d'ailleurs sur l'impact sanitaire négatif des politiques anti-immigration actuelles : « en complexifiant et en allongeant les parcours migratoires, ces politiques augmentent les risques d'exposition à diverses maladies, à la violence et à la maltraitance. » Une fois en France, la difficulté d'accès des sans-papiers à l'Aide Médicale d'État (AME) limite son efficacité. Or, l'absence ou le retard de diagnostic et de traitement des maladies infectieuses favorisent leur propagation. Alors, avec deux autres sociétés savantes, la Société de Pathologie Infectieuse de Langue Française (SPILF) a élaboré en 2024 des recommandations pour un bilan de santé précoce des personnes migrantes, comportant un volet sur les infections classiques et la vaccination. Cependant, « le ministère de la santé ne consacre pas de budget spécifique pour l'application de ce bilan de santé », déplore l'infectiologue. En effet, les politiques de santé publique impactent, elles aussi, les épidémies.
Quid des politiques de santé publique ?
Pour Jean-Paul Stahl, professeur d'infectiologie au centre hospitalo-universitaire de Grenoble : « dans le mot politique de santé publique, il y a le mot politique. C'est indissociable ». Il prend l'exemple de la pandémie de Covid-19 : « l'occultation par le système politique chinois du début de l'épidémie a retardé les moyens de lutte. Ensuite, ils ont persisté dans le développement d'un vaccin médiocre, qui n'a pas protégé sa propre population. Plus proche de nous, en Europe, les décisions de santé publique ont été prises en ordre dispersé, ce qui n'a pas facilité les choses ». Du moins dans les premiers temps, ajoute-t-il. « L'exigence d'une politique de santé la plus commune possible a vu le jour avec les commandes européennes de vaccin, ce qui était la première fois. C'est un progrès, à condition que ce soit pérennisé. »L'interdépendance des états en matière de santé publique ne facilite pas la tâche. Dernier exemple en date : la décision du président Donald Trump de geler les financements de l'Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), le plus grand bailleur de fonds humanitaires au monde. « C'est la politique au sens le plus négatif du terme », ajoute le Pr Stahl. « Le VIH a été à peu près maîtrisé dans les pays riches, mais ce n'est pas le cas en Afrique, où des millions de personnes restent sans traitement ou avec des traitements inappropriés. Il y a donc un besoin énorme et qui pourrait même être égoïste, car tant que le VIH existe en Afrique, il y en aura chez nous. Cela démontre la relation très directe entre la lutte contre une épidémie et une décision politique. Toutes les maladies infectieuses vont être impactées, car elles ne connaissent pas de frontières. » Tuberculose, paludisme, rougeole et bien d'autres, l'OMS alerte sur le possible anéantissement de décennies de progrès sanitaire et les conséquences dramatiques sur la vie, et la mort, de millions de personnes.
De la gestion des crises sanitaires à la pérennité des financements, de la recherche médicale à la mise en oeuvre des mesures de santé publique, les décisions politiques façonnent donc inéluctablement le cours des épidémies. Le plus grand danger résidant sans doute dans l'instabilité politique, d'où qu'elle provienne.
Un grand merci aux professeurs Renaud Piarroux, Jean-Paul Stahl et Nicolas Vignier pour leurs témoignages.
Ce reportage vous a été proposé par la Société de Pathologie Infectieuse de Langue Française (SPILF).
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