Covid-19 : les outre-mer à bout de souffle

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Covid-19 : les outre-mer à bout de souffle

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Malgré des situations géographiques, sanitaires et sociales bien différentes, les territoires d'outre-mer français ont subi la pandémie de Covid-19 avec la même violence. De la Guyane à La Réunion, en passant par les Antilles ou la Nouvelle-Calédonie, les services hospitaliers ultramarins ressortent exsangues de deux ans sous haute tension.

Début 2022, en pleine vague Omicron. L'île de La Réunion détient le triste record du plus haut taux d'incidence de tous les départements français. La Nouvelle-Calédonie s'apprête à passer en état d'urgence sanitaire, tandis qu'aux Antilles le personnel médical fait toujours face à l'hostilité d'une partie de la population. Avec, pour la plupart de ces territoires, un nombre de décès par habitants bien supérieur aux chiffres de l'hexagone. Alors, comment a-t-on pu en arriver là ? Ces outre-mer pour la plupart insulaires, avec des populations réduites, souvent jeunes, avaient pourtant de nombreux atouts pour résister à l'épidémie et ses multiples variants.
Tout n'avait d'ailleurs pas si mal commencé, au tout début de la pandémie. En imposant une quarantaine stricte à l'arrivée, voire en se coupant du reste du monde, plusieurs archipels comme Saint-Pierre-et-Miquelon ou Wallis-et-Futuna parviennent à laisser le virus en dehors de leurs frontières au début de l'année 2020. « Il y a eu une volonté forte du gouvernement d'être Covid-free, relate ainsi Cécile Cazorla, cheffe de service au Centre Hospitalier Territorial de Nouvelle-Calédonie. Les frontières ont été quasi-fermées, et les rares arrivants devaient rester 14 jours confinés dans un hôtel dédié ». Grâce à ces mesures, la Nouvelle-Calédonie est longtemps restée l'une des rares terres préservées du Covid, vivant sans le virus pendant plus d'un an et demi.

Dans les outre-mer n'ayant pas réussi à contenir le virus, le premier confinement en mars 2020  grâce à ses mesures drastiques un temps d'avance sur le virus, qui s'avérera précieux pour la suite. « Quand en juin 2020 notre première vague nous a littéralement fracassé la tête, avec des dizaines d'hospitalisations d'un coup, nous avons eu la chance de pouvoir profiter de l'expérience de nos collègues en métropole, qui avaient déjà pu expérimenter plusieurs choses, voir quelles prises en charge fonctionnaient ou non » se rappelle le professeur Loïc Epelboin, praticien hospitalier en Guyane. Même son de cloche en Polynésie Française avec le docteur Erwan Oehler, responsable des unités Covid non-réanimatoires : « on a en quelque sorte laissé la métropole essuyer les plâtres, ce qui nous a permis de nous préparer aux premières vagues presque sereinement ».

Si ces premières vagues de 2020 touchent déjà durement les Antilles ou encore la Guyane, avec de fortes tensions hospitalières, le véritable tournant a lieu autour de l'été 2021. À quelques semaines d'intervalle, quelques mois tout au plus, la quasi-totalité des outre-mer français prennent de plein fouet une vague d'une ampleur inédite, portée par le virulent variant Delta. Le 13 juillet 2021, l'état d'urgence sanitaire est déclaré en Martinique et à La Réunion. Début août, la Guadeloupe connait des taux d'incidence – nombre de cas positifs pour 100 000 habitants – dix fois supérieurs à ceux de l'hexagone. Dans le même temps en Polynésie, ce taux d'incidence explose jusqu'à être l'un des plus élevés de toute la planète. Un autre exemple illustre parfaitement la violence de cette vague : le 6 septembre 2021, la Nouvelle-Calédonie sort brutalement de 18 mois de tranquillité en découvrant ses trois premiers cas. Seulement une semaine plus tard, « le caillou » dénombre 821 cas et ses premiers morts du Covid.

Pour faire face à cette vague foudroyante, les différents territoires ultramarins entrent les uns après les autres en situation de crise aigüe. « Lors des premières vagues, nous sommes passés plusieurs fois pas loin d'un débordement. Pour cette vague Delta, nous étions tout simplement au bord de l'effondrement complet, résume ainsi le professeur André Cabié au CHU de Martinique. Cela se traduit par une cellule de crise une à deux fois par jour, avec une réorganisation de l'hôpital. Au plus fort de la crise, on ouvrait un nouveau service de médecine quotidiennement, soit 15 à 20 nouveaux lits ». À l'autre bout du monde, en Nouvelle-Calédonie, Cécile Cazorla décrit exactement la même situation : « C'était une réunion de crise quotidienne, 7 jours sur 7, afin d'adapter notre stratégie à la propagation du virus. En une semaine, nous sommes devenus un hôpital Covid avec 330 lits dédiés ouverts, dont 100 lits ouverts juste en un week-end. »
Pour cela, les services hospitaliers doivent souvent pousser les murs. En Polynésie Française, où le Covid mobilise alors les trois quarts de la capacité hospitalière, des lits de fortune sont installés dans le grand hall de l'hôpital de Papeete. En Martinique, les box des urgences sont triplés, avec des dizaines de personnes couchées sur des lits de camp dans des tentes montées pour l'occasion, sans compter l'installation d'un module militaire de réanimation. Un peu partout, le nombre de lits de réanimation est d'ailleurs multiplié par 3, 4 ou 5, afin de faire face au flux continu de patients. Avec très vite un facteur limitant : les ressources humaines. « C'est un problème qui perdure encore aujourd'hui : on a les lits, le matériel disponible, les respirateurs, mais on manque de médecins et surtout de paramédicaux pour prendre en charge les patients » pointe Loïc Epelboin en Guyane, à l'unisson avec ses collègues des Antilles.

Malgré l'envoi en quelques mois de plusieurs milliers de soignants venus de l'hexagone, le manque de personnel et de lits contraint certains services hospitaliers ultramarins à mettre en place la pire des options : le triage des patients. « Au sommet de l'épidémie, nous avions plusieurs dizaines de patients dont l'état justifiait un placement en réanimation et qui n'y étaient pas faute de place, révèle André Cabié, en Martinique. Nous devions prioriser les profils qui avaient le plus de chances de sortir vivant de réanimation, mais aussi ceux qui n'allaient pas y rester trop longtemps avant de laisser leur place ». Au pic de l'épidémie en Nouvelle-Calédonie, raconte Cécile Cazorla, « les plus de 65 ans mais aussi les jeunes présentant des facteurs de risque, obésité par exemple, perdaient d'office leur place en réanimation ».

Quelques dizaines d'évacuations vers l'hexagone viennent ponctuellement décharger les services les plus débordés, tout d'abord par Falcon, puis par avion-cargo, mais l'éloignement et le coût rendent la solution peu viable à grande échelle. Au final, l'année 2021 et sa vague Delta foudroyante auront infligé aux territoires d'outre-mer un lourd bilan humain. Plus de 300 morts en Guyane. 600 en Polynésie française. En Guadeloupe, 822 décès liés au Covid-19 sont recensés en seulement trois mois.

Face à ces chiffres, plusieurs médecins affichent leur regret, voire leur colère. « Nous avions tout pour éviter ça : les doses de vaccins, un territoire réduit, l'organisation pour faire une campagne vaccinale efficace… » soupire André Cabié en Martinique. Dans les Antilles justement, le collectif Covid Urgence Outremer a publié en décembre 2021 une étude aux conclusions sans appel : avec une campagne de vaccination massive, la Martinique aurait pu éviter 2264 hospitalisations et 511 décès, quand la Guadeloupe aurait eu 1229 hospitalisations et 339 décès en moins. Sauf que, comme dans presque tous les territoires ultramarins, la vaccination s'est heurtée à de fortes réticences. Six mois plus tard, en pleine vague Omicron, ces territoires comptabilisent encore un retard énorme sur l'hexagone. Quand cette dernière totalise en février 2022 un taux de vaccination de 78 %, Martinique et Guadeloupe ne dépassent pas les 40 %, tandis que la Guyane plafonne à 28 %, le plus bas taux de tous les territoires.

Pour Pierre-Marie Roger, chef de service infectiologie au CHU de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, deux raisons principales expliquent ce rejet des vaccins. « La médecine par les plantes, les pratiques traditionnelles, sont encore très présentes dans les Antilles. Mais surtout, la vaccination s'est heurtée à un long passif historique et nationaliste : pour beaucoup ici, ce vaccin est avant tout un vaccin de blancs, dont il faut d'emblée se méfier ». Aux Antilles comme en Guyane ou à La Réunion, le discours antivax a de plus reçu un écho très fort sur les réseaux sociaux. En Polynésie, le très influent maire de Bora-Bora déclarait même à la radio : « J'ai l'impression que plus on vaccine, plus on est malade ».

Dans ces conditions, l'arrivée de l'obligation vaccinale à l'automne 2021 dans plusieurs secteurs, notamment hospitalier, a mis le feu aux poudres. En Guyane, la « caravane de la liberté » a multiplié les actions (manifestations, blocages routiers…) sur fond de violences urbaines. En Guadeloupe, le personnel du CHU dénonce un « climat de terreur ». « Pendant plusieurs mois, on entrait à l'hôpital avec un cordon soit de syndicalistes, soit de policiers pour nous protéger. Plusieurs internes ont été maltraités, l'un a été étranglé, le directeur général de l'hôpital a été agressé à la sortie de son bureau » énumère Pierre-Marie Roger, au CHU de Pointe-à-Pitre. En Martinique, où les réservistes de l'hexagone se sont faits huer à leur arrivée, le professeur André Cabié en tire la même analyse : « le discours antivax a été utilisé à des fins politiques par certains syndicats, comme moyen de lutte contre l'état français. Ces syndicalistes sont particulièrement craints à l'hôpital, ce qui fait que beaucoup de personnels soignants ont été se faire vacciner en dehors du CHU, très discrètement. »
Dans ce climat, l'arrivée de la vague Omicron frappe des équipes déjà épuisées physiquement et moralement, et ce dans tous les territoires ultramarins. En Guadeloupe, qui fin janvier 2022 volait à la Martinique le triste record de France de mortalité à l'hôpital, Pierre-Marie Roger observe « une fatigue très importante, un épuisement généralisé, des burnouts par dizaines », avant d'énumérer les postes non remplacés et le personnel soignant prêt à quitter l'île. En Polynésie, le docteur Erwan Oehler décrit des équipes « fatiguées, démoralisées, qui n'ont pas l'habitude de faire face à autant de décès ». « Un quotidien épouvantable, résume pour sa part André Cabié, responsable des unités Covid en Martinique. Au plus fort de la crise, la moitié des soignants étaient en pleurs, craquaient à cause du rythme éprouvant et de ce flux permanent de décèsAujourd'hui, ceux qui ne sont pas partis restent exténués ».

Sur l'île de La Réunion, particulièrement touchée par la vague Omicron, l'infectiologue Rodolphe Manaquin pointe enfin une autre conséquence grave de la pandémie, partagée par tous les autres outre-mer. « Au-delà des décès, ces deux années de tension ont entraîné énormément de déprogrammations des soins hors-covid. Encore aujourd'hui, on a de grandes difficultés pour accéder au bloc opératoire, et ce retard de prise en charge des autres pathologies finit forcément par entrainer une perte de chance pour les malades ». De l'Océan Indien au Pacifique en passant par les Caraïbes, les professionnels de santé tirent à l'unisson la même sonnette d'alarme, appelant à la vaccination : entre le manque de moyens et de personnel, aggravé par le départ de soignants à bout de force, les hôpitaux ultramarins pourront difficilement résister à une nouvelle vague meurtrière.


Ce reportage vous a été proposé par la Société de Pathologie Infectieuse de Langue Française.
Retrouvez plus d'articles sur le site /fr/,
onglet « Pour le grand public ».

Un grand merci aux docteurs André CABIÉ, Cécile CAZORLA, Loïc EPELBOIN, Rodolphe MANAQUIN, Erwan OEHLER et Pierre-Marie ROGER pour leurs témoignages.



Septembre dernier au CHT de Nouméa, Nouvelle-Calédonie. Des tentes d'accueil pour les patients COVID sont dressées devant les urgences. © Cécile CAZORLA































Afin de pouvoir accueillir plus de patients, des lits de fortune sont installés dans le grand hall de l'hôpital de Papeete, Polynésie Française.
©Sylvain Girardot


Au Centre Hospitalier de Polynésie Française (Papeete), l'unité COVID ne désemplit pas.
©Sylvain Girardot