Les antibiotiques : un bien commun à préserver

Les antibiotiques : un bien commun à préserver

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En quelques décennies, les antibiotiques se sont imposés comme le traitement de référence pour lutter contre les infections bactériennes. Aujourd'hui, ces outils précieux sont menacés par la diffusion mondiale des bactéries multi-résistantes aux antibiotiques, remettant en cause un siècle de progrès.

C'est l'une des plus célèbres petites histoires derrière une grande découverte scientifique. En 1928, le biologiste Alexander Flemming rentre de vacances et trouve dans son laboratoire ses cultures de staphylocoques envahies par un champignon. Celui-ci semble produire une molécule empêchant la croissance des bactéries. Flemming vient de découvrir la pénicilline, le tout premier antibiotique. Il faudra encore attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que la pénicilline et d'autres composés « tueurs de bactéries » soient produits à l'échelle industrielle, sauvant des milliers de vies.

« Il existe différents modes d'action des antibiotiques : certains détruisent les membranes bactériennes, d'autres inhibent la synthèse de leur paroi, perturbent la synthèse de l'ADN ou encore empêchent la production de protéines, détaille Vincent Cattoir, Professeur de Bactériologie à l'Université de Rennes 1 et praticien au CHU de Rennes. Mais certaines bactéries développent des mécanismes pour échapper à ces antibiotiques, en produisant par exemple des enzymes qui vont les inactiver, ou en produisant une cible de moindre affinité pour l'antibiotique. »

Si certaines bactéries sont naturellement résistantes à un ou plusieurs antibiotiques, d'autres le deviennent, soit après une mutation dans leur ADN, soit en intégrant du matériel génétique issu d'une autre bactérie. Même si elles appartiennent à des espèces différentes, des bactéries peuvent en effet s'échanger entre elles des éléments génétiques mobiles, parfois porteurs d'un gène de résistance. De quoi offrir un parfait terrain de jeu pour la sélection naturelle si chère à Darwin : un antibiotique présent dans un milieu rempli de bactéries diverses les éradiquera toutes, sauf celles portant un gène de résistance. Celles-ci deviendront alors la nouvelle norme, transmettant cette résistance à leur descendance… jusqu'au prochain antibiotique.

« Il n'a fallu que quelques années après la découverte de la pénicilline pour voir apparaître les premières souches résistantes de staphylocoques, raconte Philippe Lesprit, infectiologue au CHU de Grenoble. Mais c'était au départ presque un phénomène secondaire, et il a fallu attendre les années 2000 pour que l'on se rende vraiment compte du problème que cela représentait, avec notamment l'apparition d'entérobactéries de plus en plus résistantes. Cela fait maintenant une dizaine d'années qu'il y a une véritable prise de conscience dans le monde médical. » Il faut dire que pendant longtemps, la découverte d'une résistance bactérienne à un type d'antibiotique avait pour seule conséquence la prescription d'un autre antibiotique qui allait régler le problème, conduisant insidieusement à des populations bactériennes résistantes à de plus en plus de molécules.

L'exemple d'Escherichia coli, entérobactérie dont certaines souches pathogènes causent de graves infections urinaires ou digestives, est à ce titre des plus parlants. « Aujourd'hui, environ 50 % des souches d'Escherichia coli sont résistantes à la pénicilline, la molécule que l'on utilisait au départ. Il a donc fallu se tourner vers d'autres antibiotiques, les céphalosporines de troisième génération, qui sont devenues le traitement de référence. Puis, il y a une dizaine d'années, on a vu monter la résistance aux céphalosporines, dépassant les 10 % de résistance dans certains hôpitaux français. Dans ces cas-là, on utilise des antibiotiques de dernier recours, les carbapénèmes, mais on commence à voir apparaitre à nouveau des résistances à ces traitements, conduisant parfois à une impasse thérapeutique » décrit le docteur Philippe Lesprit.

C'est le scénario catastrophe, redouté par tous les praticiens, lorsque la bactérie responsable d'une infection s'avère résistante à tous les antibiotiques utilisés habituellement. Une situation délicate loin d'être exceptionnelle aujourd'hui, même en France. « On rencontre le plus souvent ces impasses thérapeutiques chez des patients multi-infectés, qui ont suivi un grand nombre de traitements antibiotiques dans un laps de temps assez bref, ce qui favorise l'accumulation de résistances, relate le docteur Rémy Gauzit, du service d'Anesthésie Réanimation Chirurgicale de l'hôpital Cochin. Dans ces cas-là, on doit se rabattre sur des molécules qu'on n'utilisait plus, car peu efficaces ou trop toxiques ».

Selon une étude publiée début 2022, près d'1,3 millions de décès dans le monde seraient directement imputables aux bactéries multi-résistantes chaque année. En France, ce chiffre s'élève à près de 12 500 décès annuels. Causant des infections plus complexes et plus longues à traiter, l'antibiorésistance coûterait jusqu'à 100 000 milliards de dollars dans le monde. Et les choses pourraient encore empirer : l'OMS tient ainsi un discours des plus alarmistes, présentant l'antibiorésistance comme « l'une des plus graves menaces pesant sur la santé mondiale », assurant que « si nous ne prenons pas des mesures d'urgence, nous entrerons bientôt dans une ère post-antibiotique dans laquelle des infections courantes et de petites blessures seront à nouveau mortelles ». Selon l'organisation internationale, si rien n'est fait, le nombre de morts dus à l'antibiorésistance pourrait flirter avec les 10 millions de cas annuels d'ici 2050.
Alors, comment en est-on arrivé là ? « Praticiens hospitaliers et médecins de ville se sont souvent rejetés la faute, mais en réalité tout le monde est responsable » estime Philippe Lesprit. Durant des décennies, les antibiotiques ont été prescrits avec peu de modération, y compris dans des cas où ils sont inutiles, par exemple pour traiter des infections virales. Cette surutilisation concerne également la médecine vétérinaire : il a été vendu rien qu'en 2020 en France 451 tonnes d'antibiotiques destinés aux animaux. Ces produits servent à soigner les infections, mais sont aussi fréquemment utilisés dans le monde en l'absence de maladies, en tant que facteurs de croissance. Si la pratique est interdite depuis 2006 en Europe, elle a encore lieu notamment aux États-Unis ou en Chine, contribuant à l'émergence et la dissémination de résistances. Or, ces dernières peuvent ensuite se transmettre aux bactéries impactant notre santé via l'alimentation.

Malgré une prise de conscience globale, difficile aujourd'hui de se passer d'antibiotiques, tant certaines spécialités médicales en dépendent. « Environ un patient sur deux entrant en réanimation doit recevoir une antibiothérapie, souligne le médecin réanimateur Rémy Gauzit. Dans la grande majorité des cas, nous sommes dans une situation d'urgence où il n'y a pas le temps pour identifier précisément la cause de l'infection. Nous utilisons alors une antibiothérapie à large spectre, qui favorise forcément la survenue de résistance. »
Autre spécialité particulièrement concernée : la pédiatrie, comme l'explique le professeur Robert Cohen, président du Groupement Français d'Infectiologie Pédiatrique (GPIP). « Les enfants s'infectent beaucoup plus souvent que les adultes, notamment à cause de leur système immunitaire encore immature et innocent. Ils ont donc beaucoup plus souvent l'occasion de recevoir des antibiotiques. Mais la majeure partie de ces infections sont virales : il faut donc donner aux praticiens de meilleures outils pour reconnaître les situations où les antibiotiques sont inutiles. Cela fait son chemin : depuis les années 2000, nous avons observé une baisse de leur utilisation beaucoup plus importante chez les enfants que chez les adultes. » Des progrès considérables sont encore à réaliser.
Outre cette prise de conscience pour limiter l'utilisation d'antibiotiques au strict nécessaire, la recherche tente en parallèle de développer de nouvelles molécules pour remplacer celles devenues obsolètes. Avec un succès mitigé : « la filière de développement clinique de nouveaux antimicrobiens est au point mort » juge sévèrement l'OMS. « C'est vrai que l'on a épuisé la plupart des cibles potentielles, mais il y a tout de même quelques nouveaux antibiotiques qui voient le jour, principalement issus de molécules déjà existantes modifiées, tempère Philippe Lesprit. Ces nouveaux antibiotiques sont particulièrement précieux, il faut les garder pour du dernier recours : moins on les utilisera, mieux ce sera ». Autre piste de recherche : la phagothérapie. Une stratégie de lutte contre les bactéries basée non pas sur des antibiotiques, mais sur les virus des bactéries, appelés phages, capables de détruire les bactéries ciblées. « En termes de rapidité et de spécificité, c'est très intéressant, mais le domaine est encore en développement, on manque un peu de recul sur son potentiel », observe le microbiologiste Vincent Cattoir.

Alors, tout cela suffira-t-il à éviter la catastrophe annoncée – entre autres – par l'OMS ? Certains, comme l'infectiologue Philippe Lesprit, veulent rester optimistes. « Depuis 3 ou 4 ans en France, la résistance des entérobactéries semble se tasser un peu, sans que l'on sache vraiment pourquoi. Par contre, il est vrai qu'ailleurs dans le monde la situation est par endroit vraiment critique : dans certains pays, de nombreux antibiotiques sont en vente libre sur les marchés sans aucun contrôle. Or, les bactéries résistantes peuvent voyager avec les personnes d'un continent à un autre. » Pour les spécialistes, la vigilance reste de mise pour limiter au maximum l'utilisation d'antibiotiques, via une meilleure information des patients et des médecins, mais aussi en évitant en amont la survenue d'infections bactériennes grâce à la vaccination et de meilleures mesures d'hygiène. Pour préserver encore ces précieux antibiotiques qui ont révolutionné la médecine en à peine un siècle.