L’infectiologie dans les séries télévisées : pour le meilleur et pour le pire

L'infectiologie dans les séries télévisées : pour le meilleur et pour le pire

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Avec ses situations d'urgence, ses énigmes médicales et ses tensions hospitalières, l'univers médical et plus particulièrement l'infectiologie offre aux créateurs de séries télévisées un terrain de jeu fertile... parfois au détriment du réalisme.
Si les premières séries télévisées mettant en scène des médecins datent des années 1960, le genre s'imposa véritablement avec l'arrivée en 1994 de l'incontournable Urgences. Au-delà de lancer la carrière de Georges Clooney, la série connaîtra un immense succès, plongeant 19 millions de téléspectateurs en moyenne durant ses 15 saisons au coeur du service des urgences d'un hôpital américain. À l'origine du projet, un certain Michael Crichton, qui écrivit le scénario de la série avant de s'atteler au roman Jurassic Park, en se basant sur son passé d'interne urgentiste. Peut-être de quoi expliquer pourquoi la série a souvent été louée pour son approche réaliste du milieu hospitalier et des cas cliniques présentés. Le romancier Martin Winckler, également médecin, parle ainsi d'une « oeuvre remarquable, tant par sa description du fonctionnement d'un service d'urgences que par sa critique du système de santé américain ou sa valeur pédagogique ».
Un réalisme qui détonne aussi en comparaison avec d'autres séries médicales de la même époque. Dans les années 1990, la série Docteur Quinn, femme médecin connaît elle-aussi un beau succès en prenant comme personnage principal une soignante devant trouver sa place dans une petite ville du Colorado à la fin du 19e siècle. Entre histoires d'amour et ambiance western, la série s'impose plus comme un divertissement dépaysant, portant un message pacifique et féministe, que comme une représentation parfaitement réaliste des connaissances médicales de l'époque. Et ce, même si plusieurs épisodes se terminent par un texte sur fond noir offrant quelques informations historiques et médicales sur les maladies traitées par la protagoniste.
Dr Quinn : un récit historique émaillé d'erreurs
Après un pilote sorti en janvier 1993, le premier « véritable » épisode de la série mélange déjà réalités médicales et incongruités diagnostiques. Lorsqu'on apporte au Dr Quinn un bébé fiévreux et qu'elle découvre juste après un adulte décédé dans la maison d'à côté, la médecin lâche immédiatement un diagnostic, comme une évidence : la grippe. « C'était certes une maladie fréquente à l'époque, avec une importante mortalité, mais là les éléments ne suffisent pas à poser un diagnostic, cela aurait pu aussi bien être une méningite ou tout autre chosePour suspecter une épidémie grippale, il aurait fallu avoir bien plus de cas », analyse le professeur émérite grenoblois Jean-Paul Stahl. Ce dernier salue tout de même les premiers gestes prodigués au nourrisson fiévreux, à savoir lui mettre de l'eau froide, une stratégie efficace pour faire tomber la fièvre. Le spécialiste souffle par contre lorsque, l'épidémie touchant une bonne partie de la ville, on s'acharne à éponger sur tous les plans le front des nombreux malades. « Un vrai cliché de cinéma ! », juge-t-il.
Globalement, si le contenu d'un épisode comme celui-ci s'inscrit dans un contexte plausible pour l'époque – une épidémie de grippe meurtrière touchant un petit village –, le réalisme est entaché par de nombreux petits détails incongrus, mais bénins pour une fiction. Comme lorsque le Dr Quinn donne à un patient de la quinine, ou que l'on voit un de ses confrères pratiquer une saignée. « Les traitements administrés doivent être vus avec les yeux de l'époque et n'ont aucune place actuellement : la quinine est en réalité utilisée pour lutter contre le paludisme, et les saignées étaient surtout pratiquées aux 16e et 17e, pas à la fin du 19e siècle », relève Jean-Paul Stahl.
Grey's Anatomy : le scénario avant le réalisme
Après Docteur Quinn et Urgences, il faudra attendre les années 2000 pour que le genre connaisse un nouvel âge d'or, avec notamment Dr House (2004), suivie de près par Grey's Anatomy (2005), qui détient d'ailleurs le record de longévité pour une série médicale avec 21 saisons au compteur. Le premier a beau prendre comme personnage principal un médecin misanthrope accro aux opioïdes qui ne garderait probablement pas son poste très longtemps dans la vie réelle, la série tente de construire ses épisodes autour de cas médicaux vraisemblables. « Le trait est évidemment forcé, mais les cas présentés sont souvent plausibles. En tant que médecin, j'y trouve un certain plaisir à tester mes connaissances pour trouver le bon diagnostic sur des pathologies peu communes », s'amuse l'infectiologue parisienne Solen Kernéis. « L'aspect le moins crédible en réalité est l'accumulation de cas rarissimes qu'on ne verrait qu'une fois dans une carrière ! »
Grey's Anatomy a quant-à-elle poussé à l'extrême cette succession de cas improbables, quitte à se forger une solide réputation de série irréaliste et pourvoyeuse de clichés en tous genres. Avec en premier lieu des médecins aux allures de mannequins, aux manucures aussi parfaites que leurs permanentes, passant plus de de temps à parler amourettes que diagnostics. Solen Kernéis s'agace ainsi devant l'épisode 21 de la saison 9 de la série, en lien direct avec son travail en tant que cheffe du service « Prévention du Risque Infectieux » dans plusieurs hôpitaux parisiens. « Le rôle de notre équipe est de surveiller les infections nosocomiales [qui sont contractées lors d'un séjour dans un établissement de santé], vérifier que les mesures de prévention soient bien respectées, protéger le personnel hospitalier, mais aussi gérer les situations d'alerte épidémique, comme c'est le cas dans l'épisode en question ». On retrouve en effet dans ce dernier une chirurgienne, Dr Bailey, suspectée d'être à l'origine de deux décès de patients liés à une infection nosocomiale après leur opération. La chirurgienne est mise à l'écart, avec interdiction de s'occuper d'autres malades, de consulter les dossiers des patients et même d'échanger avec ses collègues. Le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), une autorité publique américaine, intervient alors pour interroger Dr Bailey de manière assez musclée…
« On est vraiment dans le cliché du FBI qui débarque pour mener l'interrogatoire d'un suspect », soupire Solen Kernéis. « Dans un cas comme celui-ci, il y aurait eu d'abord une investigation interne par notre équipe, mais dans une démarche collaborative, d'appui, de soutien avec l'équipe médicale en lien avec l'affaire. On travaillerait main dans la main avec elle pour étudier les cas et comprendre ce qu'il s'est passé. » Mais pour la professeure, c'est le dénouement de l'épisode qui achève tout ce qui pouvait rester de réalisme. On y apprend en effet que les véritables fautifs de l'infection mortelle étaient les gants défectueux de la chirurgienne. « C'est totalement invraisemblable », assure-t-elle. « Avant un acte chirurgical, les chirurgiens pratiquent une hygiène des mains très rigoureuse, ce qui élimine les germes présents sur leurs mains. Le rôle des gants n'est pas tant de protéger le patient, mais plutôt et surtout de protéger les personnels qui les portent. » 
Hippocrate : une plongée française dans le quotidien hospitalier
Dr House, Grey's Anatomy et les autres séries phares des années 2000 ont par la suite ouvert la voie à un déferlement de séries médicales en tous genres : analyse du système hospitalier avec The Resident, série historique avec The Knick, psychanalyse avec En analyse, voire même humour avec Scrubs. Le site Sens Critique liste ainsi pas loin de 130 séries médicales ! De quoi inspirer également les créateurs français avec l'arrivée en 2018 de la série Hippocrate, décrivant avec un réalisme froid la vie d'un service hospitalier, créée par Thomas Lilti, réalisateur… mais aussi médecin. « On voit que c'est quelqu'un qui connaît très bien le système hospitalier français », salue l'infectiologue au CHRU de Nancy François Goehringer. « Les couloirs, les chambres de garde, les malades, plus globalement l'ambiance générale de l'hôpital, tout cela m'a replongé dans mes années en tant qu'interne ». Le nancéien note malgré tout une trame peu vraisemblable comme point de départ de la première saison, avec une floppée de soignants confinés chez eux suite au décès suspect d'un patient. « Dans la vraie vie, on n'irait pas déstabiliser tout un service en renvoyant les médecins de l'hôpital. Le trait est forcé pour des raisons scénaristiques : si on ne montrait que la routine d'un hôpital, pas grand monde ne regarderait. Malgré tout, cela permet de questionner le fonctionnement des CHU, qui tournent beaucoup grâce au travail des internes ».
Malgré leurs défauts, des séries vertueuses ?
Pour François Goehringer, en mettant en lumière l'ambiance et la solidarité entre internes, ce genre de séries pourrait aussi susciter des vocations. En 2021, une thèse sous forme d'enquête menée auprès de centaines d'étudiants en médecine semblait aller dans ce sens : 91 % des étudiants interrogés déclaraient regarder des séries médicales, et un tiers d'entre eux avouaient que celles-ci avaient joué un rôle dans leur choix d'orientation professionnelle.
Les séries peuvent aussi avoir un impact sur la culture médicale du grand public, pour le pire – lorsqu'une série véhicule des idées fausses par exemple – mais aussi le meilleur. En 2008, une ONG américaine a travaillé main dans la main avec les scénaristes de Grey's Anatomy pour insérer au sein d'un épisode un cas portant un important message de santé publique, à savoir le faible risque pour une femme enceinte séropositive sous traitement de transmettre le VIH à son enfant. L'ONG a également effectué un sondage auprès de 500 spectateurs réguliers de la série une semaine avant et une semaine après la diffusion de l'épisode pour tester leurs connaissances sur le sujet. Résultats de cette étude : alors que seulement 15 % des spectateurs savaient que le risque de transmission dans ce type de cas était inférieur à 10 %, ils étaient quatre fois plus à avoir intégré le message après la diffusion de l'épisode.
Comme quoi, lorsque les scénaristes se basent sur de véritables faits médicaux et des cas réalistes, même les séries réputées les moins crédibles peuvent avoir un impact positif réel sur le public, au-delà du simple divertissement.



Un grand merci aux professeurs Solen KERNÉIS et Jean-Paul STAHL, ainsi qu'au docteur François GOEHRINGER pour leurs témoignages.


Ce reportage vous a été proposé par la Société
de Pathologie Infectieuse de Langue Française (SPILF).
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